• "L'idiot" de Dostoïevsky





    Voici, de mes lectures en ces jours ...

    (Pour tout vous dire je pense que c'est au moins la troisième fois que je le lis dans ma vie !...)


    Je vous offre le premier chapitre de


    " L'IDIOT " 


    Fédor Dostoïevski







    Et en plus ...

    Pour accompagner votre lecture ... 
    Je vous ajoute un de mes concerto préférés pour piano

    Voici le premier mouvement (moderato) du fameux

    concerto n°2 pour piano

    De

     Sergueï Rachmaninov

    Joué par lui-même !!!







    Ce concerto a été enregistreé en 1929 par RCA Victor
    Cette version fut sacrée ’disque d’or' !



    Avec l'orchestre préféré de Rachmanivov Le "Philadelphia orchestra"



    (Ici l'enregistrement d'époque) 
    Conduit sous la haute direction de Leopold Stokowski !!!



    Donc, là si vous comprenez bien tout ...
    Vous entendez jouer au clavier Rachmaninov lui-même !!!
    Ce qui, permettez du peu, n'est quand même pas rien !!!

       

       

    Rachmaninov est né en 1873 en Russie et est décédé en 1943 à Beverly Hills.

    En 1901 sur la fin d’une grave depression qui durait depuis 4 ans,
    Ce compositeur de génie créa le concerto pour piano N2 en Do Mineur, opus 18
    Celui là même que vous entendez ici ! 

    Le succès colossal de cette oeuvre romantique et profonde
    Lui donna la force de sortir définitivement de sa période dépressive.

                         







      Chapitre I   





    (Dont j'ai trouvé l'intégralité (par chance et quel bonheur !) sur le site Fluctua.Net
    Si vous désiriez visiter ce site, très intéressant en matière de littérature et pas seulement ...
    Cliquez ici dessus, sur les pages ouvertes, et vous y s'rez ...

    Voilà qui est dit ...  Pouvez commencer à lire maintenant ...  Plongez !... 
    C'est tellement bien écrit qu'on s'y croit, dans le train là-bas en route vers Saint-Petersbourg ...)









      A la fin du mois de novembre, par un redoux, sur les neuf heures du matin, le train de la ligne de chemin de fer Petersbourg-Varsovie fonçait à toute vapeur vers Petersbourg.
    L'humidité, la brume étaient si denses que le jour avait eu du mal à se lever ; à dix pas, à gauche et à droite des rails, on avait peine à distinguer même quoi que ce fût par les fenêtres du wagon.
    Parmi les passagers se trouvaient aussi des gens qui rentraient de l'étranger ; mais les compartiments les plus remplis étaient ceux de troisième, et par des gens modestes et pressés, venant de pas très loin. Tous, comme il se doit, étaient fourbus, tous avaient les yeux lourds après la nuit, tous avaient grelotté jusqu'à la moelle, tous les visages étaient jaune pâle, pour répondre au brouillard.


    Dans un des wagons de troisième, dès l'aube, deux passagers s'étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre - tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d'engager la conversation l'un avec l'autre.

    S'ils avaient su tous deux qui étaient l'un et l'autre, et ce qui les rendait si remarquables à cet instant, ils auraient eu de quoi s'étonner, bien sûr, de ce que le hasard les eût placés si étrangement l'un en face de l'autre dans ce wagon de troisième de la ligne Petersbourg-Varsovie. L'un d'eux était plus petit que la moyenne, âgé d'à peu près vingt-sept ans, les cheveux frisés et presque noirs, les yeux gris et étroits mais incandescents. Son nez était large et aplati ; ses pommettes, saillantes ; ses lèvres fines dessinaient sans cesse une sorte de sourire insolent, railleur et même méchant ; mais son front était haut et bien formé et rachetait la partie inférieure de son visage, développée d'une façon si ingrate.

      Mais le plus remarquable dans ce visage était cette pâleur mortelle qui conférait à toute la personne du jeune homme un air d'épuisement malgré une complexion assez solide et, en même temps, quelque chose de passionné, de passionné à en souffrir, qui contrastait avec le sourire insolent et grossier de son regard brutal et satisfait.

    Il était chaudement vêtu, d'une large touloupe doublée de mouton noir, et n'avait pas eu froid durant la nuit tandis que son voisin s'était trouvé contraint de supporter sur son échine transie toute la caresse d'une nuit humide de novembre russe, une caresse à laquelle, visiblement, il ne s'attendait pas. L'imperméable qu'il portait était épais et assez large, sans manches et muni d'un énorme capuchon, exactement celui que les routiers utilisent souvent, l'hiver, très loin à l'étranger, en Suisse ou, par exemple, au nord de l'Italie, des routiers qui, à l'évidence, ne comptent pas faire des parcours pareils à ceux qui mènent d'Eydtkuhnen à Petersbourg.

    Ce qui convenait et suffisait pleinement en Italie se révélait en Russie un peu moins efficace.

      Le propriétaire de l'imperméable au capuchon était un homme jeune, lui aussi âgé de vingt-six ou vingt-sept ans, un peu plus grand que la moyenne, très blond, les cheveux très fournis, les joues creuses et une petite barbiche légère, tout en pointe, presque totalement blanche. Ses yeux étaient grands, bleus, attentifs ; on lisait dans leur regard quelque chose de doux mais de pesant, quelque chose qui était empreint de cette expression bizarre qui permet à certains de deviner dans un sujet, et au premier coup d'œil, l'épilepsie. Le visage du jeune homme était cependant agréable, fin et sec, mais sans couleur - et à présent, même, bleui par le froid. Un maigre baluchon, fait d'un vieux foulard déteint qui contenait, sans doute, tout son état de voyageur, ballottait dans ses mains. Quant aux souliers, c'étaient des souliers à grosses semelles, avec des guêtres - bref, rien de russe. Le voisin aux cheveux noirs dans sa touloupe doublée avait observé tout cela, un peu pour passer le temps, et il finit par lui poser une question, avec cette raillerie indélicate par laquelle s'exprime parfois d'une manière si brutale et si indifférente le plaisir des humains devant les déboires de leurs frères :




    - Pas chaud, hein ?

    Et il s'ébroua.

    - Oh non, répondit le voisin avec une promptitude extrême, et notez bien que c'est le redoux. Qu'est-ce que ce serait s'il gelait ? Je ne pensais même plus qu'il faisait si froid, chez nous. J'avais oublié.

    - De l'étranger, sans doute ?

    - Oui, de Suisse.

    - Fff ! La trotte que ça vous fait !

    Le noiraud émit un sifflement et éclata de rire.

      Une conversation se lia. La promptitude avec laquelle le jeune homme blond à l'imperméable suisse répondait aux questions de son voisin noiraud était très surprenante, et sans aucun soupçon sur le caractère indifférent, déplacé ou oiseux de certaines d'entre elles. Dans ses réponses, il déclara, entre autres, que non, il n'avait plus vécu en Russie depuis longtemps, plus de quatre ans, on l'avait envoyé à l'étranger à cause d'une maladie, un genre de maladie nerveuse étrange, comme l'épilepsie ou la danse de Saint-Guy, des sortes de tremblements, de convulsions.
    En l'écoutant, le noiraud sourit en coin plus d'une fois ; ce qui le fit surtout rire, c'est quand, à sa question :



    "Et alors, ils vous ont guéri ?" le blond lui répondit : "Non, pas du tout."

    - Bah ! Tout l'argent, je parie, que vous leur avez donné pour rien ! Et nous, ici, on leur fait tous confiance, remarqua méchamment le noiraud.

    - La vérité toute nue ! fit, se mêlant à la conversation, un monsieur mal vêtu assis à côté d'eux, le genre de fonctionnaire ratatiné dans son rang de sous-scribe, âgé d'une quarantaine d'années, de forte complexion, le nez rouge et le visage bourgeonné. La vérité toute nue, messieurs, ils nous sucent pour rien toutes nos forces russes !

    - Oh, comme vous faites erreur en ce qui me concerne, reprit le patient suisse d'une voix douce et conciliante, bien sûr, j'aurais du mal à répliquer, parce que je ne sais pas tout, mais mon docteur m'a même payé le voyage de ses derniers sous et, pendant deux ans, chez lui, il m'a gardé pour rien.

    - Ah bon, il n'y avait plus personne pour payer, sans doute ? demanda le noiraud.

    - Non ; M. Pavlichtchev, qui m'entretenait là-bas, est mort il y a deux ans ; après, j'ai écrit à la générale Epantchina, une parente lointaine, mais je n'ai pas reçu de réponse. C'est comme ça que je rentre.

    - Mais vous rentrez où, alors ?

    - C'est-à-dire, où je m'arrête ? Oh, je ne sais pas encore, vous savez... comme ça...

    - Vous n'êtes pas encore fixé ?



    Et les deux auditeurs éclatèrent à nouveau de rire.

    - Votre baluchon, je parie, vous avez mis dedans toute votre dot ? demanda le noiraud.

    - Ma main à couper que oui, reprit le fonctionnaire au nez rouge avec un air des plus contents, et rien d'autre ne suit dans les wagons à bagages, même si pauvreté n'est pas vice, ce qu'on est forcé aussi de faire remarquer.

    Il s'avéra que cela aussi était exact : le jeune homme blond l'avoua à l'instant même, avec une promptitude extraordinaire.

    - Votre baluchon, il a quand même une certaine importance, poursuivit le fonctionnaire quand ils eurent ri tout leur soûl (il est à remarquer que le propriétaire du baluchon se mit à rire à son tour en les regardant, ce qui accrut encore leur gaieté), et même si l'on peut jurer qu'il ne contient pas des rouleaux de monnaies étrangères, genre napoléons d'or, frédérics d'or ou ducats de Hollande, ce que permettent aussi de conclure ces guêtres qui recouvrent vos souliers européens mais... si l'on rajoute en plus à votre baluchon une parente comme, disons, la générale Epantchina, alors ce baluchon prendra un sens quelque peu différent, seulement dans le cas où, bien sûr, la générale Epantchina est réellement votre parente et où vous ne faites pas erreur, par distraction... laquelle est tout à fait le propre d'un homme qui souffre, enfin... d'un trop-plein d'imagination.

    - Oh, vous avez encore deviné, reprit le jeune homme blond, parce que c'est vrai que je fais presque erreur, c'est-à-dire qu'elle n'est presque pas une parente ; au point, même, que, je vous jure, je n'ai pas été surpris, sur le moment, quand je n'ai pas reçu de réponse. Je m'y attendais.

    - Bref, vous avez perdu l'argent du timbre... Hum... Du moins, vous êtes simple et sincère, ce qui est fort louable ! Hum... Quant au général Epantchine, nous le connaissons, n'est-ce pas, en fait, car c'est un homme que tout le monde connaît ; et feu M. Pavlichtchev, qui vous entretenait en Suisse, là aussi, n'est-ce pas, nous le connaissions, si seulement il s'agit bien de Nikolaï Andreevitch Pavlichtchev, parce qu'ils étaient cousins. Le second, il vit toujours en Crimée, quant à Nikolaï Andreevitch, qui est décédé, c'était un homme respecté, et qui avait le bras long, n'est-ce pas, et, en son temps, quatre mille âmes...

    - Absolument, il s'appelait bien Nikolaï Andreevitch Pavlichtchev, et, lui ayant répondu, le jeune homme posa un regard attentif et curieux sur ce monsieur "je-sais-tout".



    Ces messieurs "je-sais-tout", on les rencontre parfois, et même assez souvent, dans une certaine couche de la société.

    Ils savent tout, toute la curiosité inquiète de leur esprit, toutes leurs capacités sont dirigées dans une seule direction, en l'absence, évidemment, d'autres intérêts et de points de vue plus graves sur la vie, comme aurait dit un penseur de notre temps. Sous l'expression "je sais tout", il faut, du reste, comprendre un domaine assez restreint ; quel poste occupe un tel, qui fréquente-t-il, à combien se monte sa fortune, dans quelle ville a-t-il été en poste comme gouverneur, avec qui s'est-il marié, combien a-t-il pris pour dot, qui est son cousin, et son cousin germain, etc., et ainsi de suite dans le même genre.

    La plupart de ces "je-sais-tout" marchent les coudes élimés et touchent des salaires de dix-sept roubles par mois. Les gens dont ils savent absolument tout n'arriveraient jamais à comprendre quels intérêts peuvent les diriger, alors qu'ils sont nombreux, ceux pour lesquels ces connaissances, qui tendent quasiment à devenir une science, forment une positive consolation, et même une sorte de suprême satisfaction morale.

    Et puis, elle est bien attirante, cette science. J'ai connu des savants, des hommes de lettres, des poètes, des hommes politiques qui acquéraient ou qui avaient acquis dans cette science leurs satisfactions et leurs buts les plus hauts, et qui, même, ne devaient leur carrière qu'à elle seule. Pendant toute cette conversation, le jeune homme noiraud bâillait, regardait d'un air absent par la fenêtre et attendait avec impatience la fin du voyage. Il était comme distrait, même extrêmement distrait, tout juste s'il n'était pas inquiet, s'il ne devenait pas comme un petit peu étrange : il pouvait écouter sans écouter, regarder sans regarder, rire et ne pas savoir, ne pas comprendre lui-même, parfois, pourquoi il était en train de rire.




    - Mais, permettez, à qui ai-je l'honneur ?... fit soudain le monsieur bourgeonnant, s'adressant au jeune homme blond au baluchon.

    - Prince Lev Nikolaevitch Mychkine, répondit celui-ci, avec une promptitude complète et immédiate.

    - Prince Mychkine ? Lev Nikolaevitch ? Je ne connais pas, n'est-ce pas. Et même, n'est-ce pas, même jamais entendu parler, répondit le fonctionnaire pensif, c'est-à-dire, pas le nom - le nom, c'est un nom historique, on peut et on doit le trouver dans l'Histoire de Karamzine, mais la personne, n'est-ce pas, et puis, les princes Mychkine, ça ne se trouve plus guère, et plus personne, n'est-ce pas, ne parle d'eux.

    - Oh, mais, bien sûr ! répondit tout de suite le prince, les princes Mychkine, ils ont tous disparu, à présent, sauf moi ; il me semble que je suis le dernier. Et pour ce qui est de mes pères et grands-pères, il y en avait même qui n'étaient que des petits nobles fermiers. Mon père, remarquez, il était sous-lieutenant d'active, issu des cadets. Et puis, tenez, je ne sais pas comment, mais la générale Epantchina s'est avérée être née princesse Mychkina, elle aussi, et elle aussi dernière de son genre...

    - Hé hé hé ! dernière de son genre ! Hé hé ! comme vous tournez ça ! ricana le fonctionnaire.

      Le noiraud émit aussi un ricanement. Le blond fut un peu étonné d'avoir réussi à sortir un jeu de mots, assez faible, d'ailleurs.

    - Imaginez que j'ai dit cela sans y penser du tout, finit-il par expliquer dans sa surprise.

    - J'imagine bien, n'est-ce pas, j'imagine bien, renchérit avec joie le fonctionnaire.

    - Et vous, prince, alors, vous avez même appris les sciences, chez votre professeur ? demanda soudain le noiraud.

    - Oui... je faisais des études...

    - Bah moi, j'ai jamais fait aucune étude.

    - Mais, vous savez, c'était juste comme ça, par hasard, ajouta le prince, presque pour s'excuser. Avec ma maladie, on ne m'a jamais trouvé capable de faire des études suivies.

    - Les Rogojine, vous connaissez ? demanda brutalement le noiraud.

    - Non, pas du tout. Je connais si peu de monde, vous savez, en Russie... Ce serait vous, Rogojine ?

    - Oui, c'est moi Rogojine, Parfione.

    - Parfione ? Mais, vous ne seriez pas de ces fameux Rogojine ? fit, voulant intervenir, le fonctionnaire avec une déférence soulignée.

    - Oui, oui, de ces fameux-là, le coupa avec une rapidité et une impatience brutales le noiraud, lequel, du reste, ne s'était pas adressé une seule fois au fonctionnaire bourgeonnant et ne parlait depuis le début qu'au prince, et à lui seul.

    - Oui... mais, comment ça ? fit, littéralement saisi, le fonctionnaire dont les yeux faillirent sortir de leur orbite - et son visage exprima séance tenante quelque chose de révérant et de soumis, de paniqué même. De ce fameux Semione Parfionovitch Rogojine, citoyen d'honneur à titre héréditaire, lequel a rendu l'âme voici un mois et a laissé un capital de deux millions et demi ?

    - Et toi, où tu l'as pris, qu'il a laissé deux millions et demi de capital net ? le coupa le noiraud, sans même juger le fonctionnaire digne d'un seul regard. T'as vu, hein ? fit-il, clignant de l'œil au prince, en quoi ça les regarde - en rien, mais ils vous collent aux basques, tout de suite, et ils font les lèche-bottes ! Le fait est que j'ai mon père qui a rendu l'âme, et moi, un mois plus tard, je rentre de Pskov, tout juste si je rentre pas pieds nus. Ni mon frère, le fumier, ni ma mère, ils m'ont rien envoyé - pas d'argent, pas de nouvelles ! Comme un chien ! J'ai passé tout un mois à Pskov, une fièvre de cheval.

    - Oui, mais, maintenant, il vous reste juste à percevoir un petit million, et un peu plus, d'un coup, et ça - au bas mot, Seigneur Jésus ! fit le fonctionnaire, levant les bras au ciel.

    - De quoi je me mêle, non mais, dites-moi, je vous le demande ! reprit Rogojine, hochant une fois encore la tête dans sa direction d'un air agacé et haineux. Tu sais toi-même que je te donnerai rien, tu aurais beau marcher devant moi les jambes en l'air.

    - Mais si tu veux, mais oui, les jambes en l'air.

    - T'as vu ça ! Mais je te donnerai rien, mais rien, tu peux danser toute la semaine !

    - Mais donne rien ! C'est tout ce que je mérite ; donne rien ! N'empêche, je danse. Ma femme, mes petits bambins, je les laisse tomber, et je danse devant toi. Flattons ! Flattons !

    - Va te faire..., fit le noiraud, se détournant. Il y a cinq semaines, moi, j'étais comme vous, dit-il au prince, j'ai fichu le camp de chez mon père, avec un baluchon, jusqu'à Pskov, chez une tante ; là, j'ai pris la fièvre et je suis resté au lit, et lui, sans moi, il casse sa pipe. Une attaque. Dieu ait son âme, à mon défunt, sinon, moi, sur le coup, c'est sûr qu'il a failli me tuer ! Vous me croirez, prince, je vous jure ! J'aurais pas mis les voiles, il m'aurait tué.



    - Vous l'aviez donc fâché ? lui répondit le prince qui regardait avec une sorte d'attention soulignée ce millionnaire en touloupe. Mais, quoiqu'il y eût réellement un côté remarquable dans le million en tant que tel et dans cet héritage, le prince fut aussi étonné, intéressé par autre chose : Rogojine, quant à lui, pour une raison obscure, avait choisi le prince comme interlocuteur même si, on pouvait le croire, son besoin d'interlocuteur était plus mécanique que moral ; comme plus par distraction que par élan ; par inquiétude, par agitation, juste pour regarder quelqu'un, avoir juste de quoi faire tourner sa langue. Il avait l'air d'être toujours brûlant de fièvre, du moins toujours fiévreux. Quant au fonctionnaire, il se retrouvait littéralement pendu à Rogojine, n'osant plus respirer, il saisissait au vol et soupesait chacune de ses paroles, comme s'il comptait y trouver un diamant.

    - Fâché, ça, c'est sûr qu'il s'est fâché, et il avait de quoi, peut-être, répondit Rogojine, n'empêche, c'est mon frère, surtout, qui m'a mis en rage. Ma mère, rien à dire d'elle, elle lit les almanachs, elle passe son temps avec les vieilles, et ce que Senka, mon frère, il lui dit, c'est ça qu'elle fait. Et pourquoi il m'a pas prévenu sur le coup ? Mais voyons ! C'est vrai, j'étais en plein délire. Ils ont envoyé un télégramme, à ce qu'il paraît. Mais le télégramme, c'est ma brave tante qui l'a reçu. Et elle, ça fait trente ans qu'elle est veuve, qu'elle vit avec les fols-en-Christ, du matin jusqu'au soir. Une nonne pas même nonne, pire. Mon télégramme, il lui a fait une de ces frousses, elle l'a jamais ouvert, elle l'a tout de suite porté à la police, où il m'attend toujours. Encore heureux, Konev, Vassili Vassilitch, qui m'a sauvé, il m'a écrit, tout raconté. Mon frère, en pleine nuit, il a coupé les glands d'or sur le voile de brocart du tombeau de mon père : "Ça coûte les yeux de la tête", n'est-ce pas. Mais lui, rien que pour ça, si je veux, je l'envoie en Sibérie, vu que c'est un sacrilège. Eh, toi, l'épouvantail ! fit-il au fonctionnaire. C'est quoi, aux yeux de la loi ? Un sacrilège, hein ?

    - Je pense bien ! un sacrilège ! un sacrilège ! confirma sur-le-champ le fonctionnaire.

    - Ça vaut la Sibérie ?

    - Je pense bien ! La Sibérie ! La Sibérie ! Et au pas de charge !

    - Ils pensent tous que je suis encore malade, poursuivit Rogojine en s'adressant au prince, et moi, sans prévenir, tout doux, encore malade, je prends le train, et me voilà : ouvre le portail, frérot, Semione Semionovitch ! Il me cassait du sucre sur le dos, avec mon défunt père, je sais bien. Mais c'est par Nastassia Filippovna que j'ai mis mon père en rage, ça, c'est la vérité. Je suis seul coupable. Le péché qui m'a poussé.

    - Par Nastassia Filippovna ? murmura obséquieusement le fonctionnaire, qui semblait réfléchir.

    - Mais tu connais pas ! lui cria Rogojine avec impatience.

    - Eh si, je connais ! répondit triomphalement le fonctionnaire.

    - Ça alors ! Mais c'est pas ça qui manque, les Nastassia Filippovna ! Non mais, dites-moi, elle s'en permet, la créature ! Eh bien, je savais, une créature, comme ça, dans ce genre, elle m'agripperait tout de suite ! poursuivit-il, se tournant vers le prince.




    - Mais si, je la connais, très cher monsieur ! débitait le fonctionnaire qui s'agitait. Il connaît, Lebedev ! Bon, Votre Clarté, il lui a plu de me faire des reproches, mais si je le prouve ? Que cette même Nastassia Filippovna grâce à laquelle votre papa aura souhaité vous faire tâter de son bâton de bois dur, est Nastassia Filippovna, elle s'appelle Barachkova, pour ainsi dire, même, une grande dame, et même, dans son genre, une princesse, elle fréquente un dénommé Totski, Afanassi Ivanovitch, et lui seul, propriétaire foncier et archicapitaliste, actionnaire de compagnies et de sociétés, et menant à ce propos une grande amitié avec le général Epantchine...

    - Bah toi alors ! s'exclama Rogojine qui finit par être réellement étonné. Mince, nom d'un chien, mais c'est vrai qu'il sait tout.

    - Il sait tout ! Il sait tout, Lebedev ! Moi, Votre Clarté, j'ai passé tout un mois avec le petit Alexeï Likhatchov, lui aussi après la mort de son papa, c'est-à-dire que je connais tous les coins, tous les recoins - toujours là, c'est-à-dire, Lebedev, avec lui. A cette heure, il fait de la présence, à la section des dettes*, mais, à l'époque, j'ai pu connaître tout le monde, Armance, et Coralie, et la princesse Patskaïa, et Nastassia Filippovna, plein de gens j'ai pu connaître.

    - Nastassia Filippovna ? Elle est avec Likhatchov, alors ?... demanda Rogojine en lui lançant un regard de haine ; même ses lèvres pâlirent et se mirent à trembler.

    - Oh non ! Oh que non ! Oh mais pas le moins du monde ! reprit le fonctionnaire qui accéléra encore plus. Likhatchov, avec tout l'or du monde, il a pas même eu ça ! Rien que Totski. Et le soir, au Bolchoï ou au Théâtre français, elle a sa loge à elle. Les officiers, entre eux, là-bas, Dieu sait ce qu'ils peuvent se dire, mais pas moyen d'avoir une preuve : "voilà, n'est-ce pas, c'est la fameuse Nastassia Filippovna", c'est tout ; et pour ce qui est de la suite - rien ! Parce qu'il n'y en a pas, de suite.




    - Oui, c'est comme ça, confirma Rogojine d'un air lugubre et renfrogné, et Zaliojev m'a bien dit la même chose. A ce moment-là, moi, prince, je traversais le Nevski, au petit trot, j'avais une redingote que mon père avait achetée il y a trois ans, et elle, elle sortait d'un magasin, elle remontait dans son carrosse. Moi, là, ça m'a brûlé, mais d'un seul coup. Je tombe sur Zaliojev, pas un gars de mon monde, mis comme un garçon coiffeur, le monocle à l'œil, et nous, chez le paternel, c'était les vieilles bottes, et maigre tous les jours. Celle-là, il me dit, c'est pas ton monde ; celle-là, il me dit, c'est une princesse, elle s'appelle Nastassia Filippovna, Barachkova, de son nom de famille, elle vit avec Totski, et Totski, il sait pas comment se défaire d'elle, parce qu'il arrive à l'âge, maintenant, tout ce qu'il y a de plus sérieux, cinquante-cinq ans, et il cherche à se marier avec la plus grande beauté qu'on trouve à Petersbourg. Et il me dit, avec ça, que Nastassia Filippovna, le soir même, je pouvais la voir au théâtre Bolchoï, à un ballet, dans sa loge personnelle, une baignoire, elle y serait.
    Chez moi, chez le paternel, essaie un peu de demander d'aller voir un ballet - une seule réponse, il te tue ! Moi, malgré ça, en douce, je cours y passer une heure, j'ai pu revoir Nastassia Filippovna ; j'ai pas dormi de la nuit.
    Le matin, le défunt me tend deux billets à cinq pour cent, cinq mille chaque, va me les vendre, il me dit, et porte sept mille cinq au comptoir d'Andreev, pour le payer, et ce qui te reste sur les dix mille, tu reviens directement, tu me le rapportes ; je t'attendrai. Les billets, je les vends, je prends l'argent, mais j'oublie le comptoir d'Andreev, je file, j'avais plus que ça en tête, chez les Anglais, et là, je claque le tout pour une paire de pendants d'oreilles, un petit diamant dans chaque, comme une paire de noisettes, comme ça, un peu, il manquait quatre cents roubles, je dis mon nom, ils me croyent.
    Avec mes pendants d'oreilles, je cours chez Zaliojev : voilà, mon vieux, c'est ça et ça, on va chez Nastassia Filippovna. On y va, donc. Ce que j'avais sous les pieds, à ce moment-là, ou devant moi, ou bien sur les côtés - moi - pas idée, pas souvenir. On se retrouve en plein milieu de son salon, c'est elle qui vient à notre rencontre. Sur le coup, je lui ai pas dit mon nom, que c'était moi que j'étais ; juste "n'est-ce pas, de la part de Parfione Rogojine, il lui dit, Zaliojev, en souvenir de votre rencontre d'hier ; si vous daignez accepter".
    Elle l'ouvre, elle regarde, elle fait un petit rire en coin : "Remerciez, elle répond, votre ami Rogojine pour son aimable attention", elle salue et elle sort. Non mais pourquoi je suis pas mort sur place ?! Bah, même si j'y suis allé, c'est que je me disais : "De toute façon, je suis mort !" Et puis, le plus vexant, ce qui m'a semblé, c'est que cette canaille de Zaliojev s'était tout pris pour lui. Moi, je suis pas bien haut, je suis mis comme un moujik, et je reste là, je la fixe des yeux, et donc j'ai honte, et lui, toute la mode, la pommade, les frisettes, fringant et tout et tout, la cravate à carreaux, toutes les courbettes qu'il fait, toutes ces révérences, et je parie bien que c'est lui qu'elle aura pris pour moi ! "Bon, maintenant, je dis, quand on est ressortis, même d'y repenser, à ça, évite, tu comprends ?" Il rigole : "Et maintenant, qu'est-ce que tu vas répondre à Semione Semionytch ?" Moi, c'est vrai, sur le coup, j'étais bien près de me jeter à l'eau, sans même rentrer chez moi, mais je me dis : "Bah, de toute façon, maintenant..." - et je rentre, comme un damné.

    - Oh ! Ah ! criait le fonctionnaire en se tordant - il était même pris de frissons. Mais le défunt, je ne dis pas pour dix mille, c'est pour dix petits roubles qu'il vous raccourcissait, ajouta-t-il à l'intention du prince. Le prince regardait Rogojine avec curiosité ; il semblait que celui-ci avait encore pâli à cet instant.




    - "Raccourcissait" !... répéta Rogojine. Qu'est-ce que t'en sais ? Tout de suite, poursuivit-il pour le prince, il était au courant, et Zaliojev était parti le crier sur les toits. Mon père, il me prend, il m'enferme au grenier, il me fait sa morale pendant une bonne heure. "Et ça, il me dit, c'est juste pour te préparer, sinon, je passerai encore ce soir pour te dire bonne nuit." Qu'est-ce que tu crois ? Le vieux, il est parti chez Nastassia Filippovna, s'incliner jusqu'à terre, la supplier, verser des larmes ; elle a fini par lui sortir l'écrin, elle le lui a jeté : "Tiens, elle lui dit, vieille barbe, les voilà, tes pendants d'oreilles, maintenant, pour moi, ils valent dix fois plus cher, si Parfione les a pris sous une telle menace. Transmets-lui mon salut, elle lui dit, et remercie Parfione Semionytch." Bon, et moi, pendant ce temps, avec la bénédiction de maman, j'ai pris vingt roubles chez Seriojka Protouchine, et je suis parti à Pskov, en train, j'étais malade en arrivant ; là-bas, les vieilles, elles ont voulu me guérir avec les vies de saints - moi, cuité -, et puis, après, avec mes derniers sous, j'ai fait la tournée des tavernes, je suis resté affalé, tournant de l'œil, toute la nuit, avec la fièvre, le matin, et, pendant ce temps-là, la nuit, les chiens qui m'ont presque bouffé. Tout juste si je m'en suis sorti.

    - Eh eh, eh eh, elle va nous changer de chanson, maintenant, Nastassia Filippovna ! ricanait le fonctionnaire en se frottant les mains. Maintenant, n'est-ce pas, quoi - les pendants d'oreilles ? Maintenant, c'est de ces pendants d'oreilles qu'on donnera...

    - Si tu dis un seul mot sur Nastassia Filippovna, tiens, juré, le fouet, comme si t'étais de la bande à Likhatchov, s'exclama Rogojine, en lui serrant le bras de toutes ses forces.

    - Si tu me donnes le fouet, c'est que tu ne me chasses pas ! Vas-y ! Tu me fouettes, donc tu laisses ta marque... Mais, tenez, on arrive !




    C'était vrai : le train entrait en gare. Même si Rogojine avait dit qu'il était parti en cachette, plusieurs personnes l'attendaient déjà. Les gens criaient et agitaient leurs chapeaux.

    - Bah tiens, même Zaliojev ! murmura Rogojine en les regardant avec un sourire de triomphe sinon presque de haine ; il se retourna brusquement vers le prince. Prince, je sais pas pourquoi je t'ai aimé tout de suite. Peut-être c'est que je t'ai rencontré à un moment pareil, mais lui aussi (il montra Lebedev), je l'ai rencontré, et lui, je l'aime pas. Viens me voir chez moi, prince. Tes petites guêtres, là, on va te les enlever, je te mettrai une pelisse de zibeline, du premier choix, je te ferai faire un frac, du premier choix, avec un gilet blanc, ou quelle couleur tu veux, je te bourrerai d'argent plein les poches, et... on ira voir Nastassia Filippovna ! Tu viendras, oui ou non ?

    - Ecoutez-le, prince Lev Nikolaevitch ! reprit avec une insistance triomphante Lebedev. Oh, ne ratez pas ça ! Oh, ne ratez pas ça !...




    Le prince Mychkine se leva, tendit poliment la main à Rogojine et lui répondit aimablement :

    - C'est avec le plus grand plaisir que je viendrai, et je vous remercie beaucoup de m'avoir aimé. Même, peut-être, je viendrai dès aujourd'hui, si j'ai le temps. Parce que, je vous le dis sincèrement, vous aussi, vous m'avez beaucoup plu, surtout quand vous me racontiez les pendants d'oreilles en diamant. Vous m'aviez déjà plu avant même les pendants d'oreilles, bien que vous ayez un visage très sombre. Je vous remercie aussi pour les habits et la pelisse que vous me promettez, parce que c'est vrai que j'aurai bientôt besoin d'habits et d'une pelisse. Et, comme argent, à l'heure où je vous parle, je n'ai pour ainsi dire pas le sou.

    - L'argent, il y en aura, il y en aura pour ce soir, arrive !

    - Il y en aura, il y en aura, renchérit le fonctionnaire, dès ce soir, avant demain matin, il y en aura !

    - Et pour ce qui est du sexe faible, vous, prince, vous êtes un grand amateur ? Dites-le-nous à l'avance !

    - Moi ? N-n-n-oon ! Je... Vous ne savez pas, peut-être, mais j'ai cette maladie congénitale et je ne connais même pas du tout les femmes.

    - Si c'est ça, s'exclama Rogojine, t'es un vrai fol-en-Christ, prince, Dieu aime les gens comme toi !

    - Oui, le Seigneur Dieu les aime, renchérit Lebedev.

    - Et toi, suis-moi, le scribe, dit Rogojine à Lebedev, et ils sortirent tous du wagon.




    Lebedev avait fini par obtenir ce qu'il voulait. Bientôt, la bande chahutante s'éloigna vers la perspective Voznessenski. Le prince, lui, devait tourner sur la Liteïnaïa. Il faisait froid, humide ; le prince interrogea les passants ; il y avait bien trois verstes jusqu'au terme de sa route et il se résolut à prendre un fiacre.













    J'espère que ceci vous donnera le goût de le lire ...
    Ou alors de trouver à voir le film ... 

    Bien que ... 



    Pour moi rien ne vaut la lecture de cette oeuvre magistrale
    D'un des plus grands auteurs que la russie nous ait donné ...



    Il y a également eu quelques très intéressantes versions théâtrales de l'oeuvre ...
    Si jamais ...
     


    Et puis, au cinéma, à mon goût et de ce que j'ai pu en voir, 
    Certaines interprétations donnent avec l'exagération de la mise en scène
    Un idiot devenu un véritable communiste ...



    Alors qu'il était surtout, dans l'oeuvre de Dostoïevsky, un visionnaire ...







    A plus tard ?

    Merci de la visite !

    Mandragaure

     

     


     

     


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  • Commentaires

    1
    serge17 Profil de serge17
    Mardi 23 Mars 2010 à 11:10
    bonjour mandragaure , je vois que tu t'en donnes à coeur joie avec ce nouveau blog , tant mieux je suis contant que cette plate -forme ( dont je vantais les mérites ) te plaise ; nous sommes plusieurs à  rencontrer  quelques petits soucis avec le média musique , j'espère que ce petit désagrément ne sera que de courte duré et plus qu'un mauvais souvenir dans les prochains  jours .

    Comme tu as dû sans doute le constater , je me fais de nouveau rare sur les blogs , ma santé bien sûr pour une grande part en et la raison principale , mais pas seulement , il y à aussi une certaine lassitude passagère certes , mais bien présente , je crois qu'un petit break jusqu'à l'automne sera salutaire avec tout fois quelques entorses histoire de ne pas rompre nos liens d'amitiés .

    Voila je reviendrai bientôt lire tes articles tranquillement car pour le moment mon jardin attend de moi plus qu'un regard de bienveillance , c'est qu'il est exigeant le bougre , mais il me rend tellement bien ce que je lui donne que je ne saurai lui en vouloir , d'ailleurs c'est décidé !!!!, cette année je me suis payé un appareil photo digne de ce nom afin de vous montrer grâce a la nouvelle technologie mon petit paradis en te souhaitant une excellente journée ensoleillé " si possible "
    2
    serge17 Profil de serge17
    Mardi 23 Mars 2010 à 11:21
    oh oui juste une dernière chose , comment fait-on pour insérer une image dans les commentaires , c'est idiot , mais après plusieurs tentatives je n'y suis tjrs pas arrivé !!! faut-il passer par un hébergeur ????? auquel cas je trouve la démarche trop compliqué car comme je peux le constater sur cette plate-forme beaucoup d'internaute en use et en abus ce qui me fait douter de ce chemin , mais alors !!!!!?????????
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